J’ai dérogé cahier n°14

Paris, lundi 12 décembre 1988.


Il ne peut rien se passer sans un certain volontarisme de ma part. Aujourd’hui, j’ai eu
un coup de téléphone de Cantal Dupart qui m’assure de son soutien pour mon
nouvel atelier.
Je dois maintenant écrire sur la transparence, sur l’oeuvre de Baranov-Rossiné, je
dois exister, j’ai repris ce discours abject, cette espèce d’exaspération du moi
insupportable, je dois davantage me détendre et être plein d’humour, un pèlerinage
à l’humour. JE travaille la transparence, l’utilisation du matériau a une résurgence
picturale dans mon travail comme le geste du peintre, le geste automatique, la
transparence du matériau a un effet pictural, la picturalité du volume.
A force de dire les choses sans y réfléchir, je suis arrivé à cette absurdité de cette
fameuse, trop fameuse picturalité du volume, cette volonté de parfaire cette
ambiguïté, ce paradoxe, ce texte incompatible, ce poème supérieur. L’alcool au sens
poétique du terme. Je pense un peu évidemment à Guillaume Apollinaire. Réfléchir
sur les données du paradoxe, revenir sans cesse sur la poétique, sur le verbe. La
transparence peut-elle définir simplement un emplacement, circonvenir à un lieu ou
mieux encore définir l’espace lui-même? Malheureusement, la transparence a été
associée au terme politique de la Glasnot de Gorbatchev, ça c’est un grand malheur
idéologique, car justement ce terme n’était pas lié au départ à une idéologie du fait
même de sa définition minimale liée à sa concrétisation. LA transparence dans mon
cas est concrète, c’est le paroxysme de la réalité, c’est ce qui me donne la possibilité
de mieux voir, c’est ce qui va particulariser mon regard à un avantage sur le rapport
optique de la succession de couches puisée au fond de moi-même, ce paradoxe, ce
talent encore inexploité. Les exemples ne manquent pas mais je ne ferai aucune

allusion dans mon texte définitif aux éléments référentiels artistiques, Baranov-
Rossiné, Moholy-Nagy, Larry Bell, le Grand Verre de Duchamp, Buren. L’emploi du

matériau détermine la présence du sens. Je ne cherche plus la référence, je l’ai en
moi, il est bien vrai que je cherche dans cette dualité le paradoxe de ma raison de
vivre artistique, qu’on se le dise, je ne peux retourner à une autre connaissance que
celle-ci, la réalité de la transparence, définir un lieu dans mon travail, iI est assez
évident qu’il ne faudrait pas lui opposer l’opacité comme antinomie matérielle. J’ai
besoin de répondre à toutes ces questions que pose l’emploi même du matériau, ne
pas faire l’art. On ne peut plus parler à mon égard de sculpture, je tente sans arrêt
de le faire disparaître, de la sculpture et de sa destruction. Bon débarras. J’ourdis les
sens qui me traversent, c’est au moment où j’ai réutilisé les outils classiques, la
gouge, le ciseau, l’herminette que j’ai réemployé la couleur que j’ai senti que je
faisais disparaître le terme de la sculpture, et que maintenant je suis à nu, j’ai
reconcentré mon activité sur ce sens, c’est bien ça, c’est donc au moment où j’ai
réemployé des outils classiques que j’ai subverti la sculpture et que je suis arrivé à
une radicalisation, d’où l’oubli Ne jamais écrire négativement, ne jamais dire le non,
revenir sans cesse sur cette question. OUI l’obsession est porteuse, il y a un telle
joie lorsque j’écris à brûle-pourpoint. Est-ce comme cela que s’écrit… Ah! j’écoute
Glenn Gould, est-ce que c’est comme ça que s’écrit cette foutue civilisation? La
musique. Je viens de peindre sur un bloc d’altuglas transparent, je ne l’ai pas créé,
je n’ai pas créé l’opacité, je n’ai pas créé cette opacité, je l’ai peinte. Je m’aperçois
que mon stylo convient très bien pour mon livre de comptes! iI s’est donc passé de
grandes choses au 83 boulevard Richard Lenoir! Cette incompatibilité du dessin
dans la transparence, le lieu-dit du dessin, ne sera donc pas la frange, pourrait-on

établir un questionnement de ce dérangement. Je sais qu’aujourd’hui je pense
retravailler ma forme, forme de mon corps réapprendre à pleurer, d’où douceur,
réapprendre la forme jusqu’au paroxysme, je ne savais pas que cela me rendrait si
serein, ne pas comprendre la question de la transparence reviendrait à ne pas savoir
la différence entre un glacis et une superposition de couleur, ne pas abolir cette
question hors de la picturalité reviendrait à méconnaître la question. existe-t-il
vraiment un lieu de la transparence, OUI, dans sa matérialité, le matériau importe
donc OUI, ça c’est ça la première question. Simple, pour ne pas dire simpliste. Il est
bien évident que je ne répondrai plus jamais aux questions mais j’élaborerai une
méthode de radicalisation de la question que je résous. Je vois bien ce soir que je
progresse sans cesse vers cette abolition, de cette radicalisation va naître en moi
même une beauté nouvelle, OUI je comprend bien qu’il y a naissance quelque part,
il y a préoccupation, faire disparaître la terminologie « sculpture », écrire une
nouvelle forme, reprendre la question de l’outils, mourir d’espoir ou vivre dans le
désespoir? le volume, la transparence comme picturalité ou mieux encore : la
transparence comme LIEU de la picturalité. La transparence comme ce qui va définir
un lieu, cela me paraît juste. Le naufragé de Thomas Bernhard à propos de Glenn
Gould. Il ne manque plus que le travail car je sens bien que j’ai ferré le gros poisson,
ce n’est pas fini, cela commence donc par la transparence comme lieu de la
picturalité. L’outils est le mécanisme de la subversion, la sculpture pour ne pas
tomber dans une définition de différents modes volumiques, l’installation, la
statuaire, l’environnement. Et la question de la nouvelle forme, cela va de source, il
va bien y avoir abolition du terme « sculpture », il ne restera plus qu’un terme pour la
sécurité sociale, pour le statut social dont je m’exclus obligatoirement, je travaillerai
donc désormais comme ornemaniste de l’espace environnant. Ah! voilà une
redéfinition, aujourd’hui je sens que c’est un jour important pour mon art, je vais
reprendre chaque terme de mon propos en vue d’un article cinglant et radical.
Paris mardi 13 décembre 1988. Question : la picturalité. LA transparence comme
picturalité. LA transparence était donc un lieu, un emplacement. La transparence
était donc un emplacement qui devint un lieu pour créer un espace dans la peinture.
Jusqu’ici la transparence n’avait été créée que par la couleur posée en glacis.
Lorsque les premiers artistes ont utilisé le verre ou les plastiques, ce n’était que pour
faire jouer les matériaux ensemble. Lorsque je prends un matériau comme le verre
ou l’altuglas, je m’en sers comme élément pictural. L’épaisseur exceptionnelle du
matériau ne renvoie donc plus à un emplacement mais donne à voir et à répondre à
cette question du rapport concret réel et du lieu de sa proposition.
Paris mercredi 14 décembre 1988. Reprenons la question du rapport concret réel et
du lieu de sa proposition. Entendons-nous soit dit, le propos de la transparence sera
donc l’épaisseur. L’épaisseur va introduire une notion tout à fait nouvelle, celle du
poids de la transparence, du fait du bloc d’altuglas, ce poids sera réel et non pas
simplement une vue picturaliste ou optique mais bien un poids réel, question tout à
fait étrange, est-ce que l’art ne serait-il pas au fond qu’une succession de questions
au sens plein du terme. J’ai bien compris que je serai obligé maintenant de vivre
dans la solitude la plus complète, au milieu même de mon entourage le plus proche.
Cela va modifier énormément mon comportement. Il faut que je mène à bien mon
travail sur la transparence, c’est une question de vie. Ce texte doit être non
référentiel direct mais le fruit d’une pensée qui puiserait au sein même de la question
envisagée dans mon travail.

Acheter le Quatuor à cordes d’Elliott Carter dans le Quatuor Arditti. Au début toutes
ces oeuvres contemporaines musicales m’avaient choqué, Varèse, Satie,
Schönberg, Xenakis, Boulez, maintenant je baigne dedans, Parmegiani,
Stockhausen, Penderecki, Bério, Aperghis, Mariétan, Cage, Messiaen, d’autres
encore. J’écoute en ce moment une oeuvre d’Elliott Carter. Ah et puis le jazz. ça
c’est formidable! quel plaisir la musique. Très contemporaine.